Ibn Khaldun : l'économie
en tant que science
Ibn Taymiyah abordait des problèmes économiques spécifiques,
mais son approche était de caractère moraliste et non scientifique
au sens moderne du terme. Il en va autrement d'Ibn Khaldun (1332-1406). Il analysait
les questions économiques objectivement, ayant comme objectif de montrer
les conséquences de différentes politiques. Il distingua son approche
historique de l'utopisme des philosophes influencés par la Grèce
: "La 'cité idéale' (des philosophes) est quelque chose de
rare et lointain. Ils la traitent comme une hypothèse" (Rosenthal
1967, II:38). Cette approche a incité certains scientifiques occidentaux
à considérer Ibn Khaldun comme un personnage laïc, ce qui revient
à oublier le fait qu'il était non seulement croyant, mais qu'il
représentait le point culminant du mouvement revivaliste discuté
ci-dessus. Pour lui, prouver qu'une politique mandatée par Dieu est la
meilleure du point de vue social, revenait à démontrer que les lois
économiques et les règles éthiques avaient le même
Créateur. Pour Ibn Khaldun le facteur de cohésion qui donne naissance
à l'Etat est le concept d'asabiya : une sorte de solidarité sociale
le plus souvent fondée sur l'affinité tribale, mais qui peut aussi
être basée sur une religion commune. Il traite du commerce et des
impôts,de la théorie des prix, il discute l'offre et la demande,
les profits et les pertes, les monopoles, l'importation et l'exportation et la
thésaurisation. Il résume sa propre philosophie de la manière
suivante :"Si ... les gens [dans une société politique] ne
sont pas opprimés par ses lois et ses restrictions, ils sont guidés
par le courage ou par la couardise qu'ils possèdent eux-mêmes. Ils
se contentent de l'absence de tout pouvoir contraignant. La confiance en soi devient
une qualité naturelle pour eux. C'est tout dont ils auraient besoin. Si
au contraire le pouvoir légal relève de la force brute et de l'intimidation,
il casse leur force morale et leur prive de leur pouvoir de résistance
par l'inertie qu'il provoque dans l'esprit des opprimés." (I, 258-259).
Ibn Khaldun est considéré comme le fondateur de la science sociologique.
En tant qu'historien, il critiquait la méthodologie traditionnelle en histoire
qui traitait les récits comme étant strictement des sources de moralité,
sans souci du vrai ou du faux. Il préférait insister sur l'analyse
scientifique pour déterminer dans la mesure du possible les faits historiques
objectifs, puis rechercher les lois sociales que la marche de l'histoire est susceptible
de révéler. A la différence d'Ibn Taymiyah qui postulait
la légitimité des droits de propriété, Ibn Khaldun
justifie la propriété par des arguments économiques, en citant
le récit d'Al-Masudi du discours de Mobedhan devant Bahram : "Les
hommes ne subsistent que grâce à la propriété. La culture
[imarah] est l'unique voie à la propriété. La justice est
le seul moyen d'atteindr la culture." (I, 80) Wehr (1976, 643) traduit imarah
par "bâtiment, édifice, structure" ou "immeuble, lopin
de terre". De par le contexte, il semblerait qu'il faille considérer
le terme culture au sens large, et non limité à l'activité
agricole (imarat-al-ard). Cela correspond avec l'affirmation d'Ibn Khaldun que
le caractère unique de l'homme se définit par quatre caractéristiques
: les arts et les sciences ; le besoin de "limiter l'influence et l'autorité"
(Rosenthal 1967 I, 84) ; la nécessité de gagner sa vie ; la civilisation.
Il insiste sur le besoin de coopération entre les hommes et sur l'organisation
sociale, car en leur absence, "le désir de Dieu de peupler le monde
d'êtres humains et de les y laisser comme ses représentants sur Terre
ne saurait se réaliser" (91). La fonction de l'autorité politique
est de défendre la stabilité de l'organisation sociale contre les
agressions et l'injustice car "lorsque la civilisation est devenue un fait,
les gens ont besoin de quelqu'un pour exercer une influence de mesure et les maintenir
séparés, puisque l'agressivité et l'injustice font partie
de la nature animale de l'homme" (91). C'est uniquement pour cette raison
qu'une personne doit exercer l'autorité sur les autres, "afin que
personne ne puisse attaquer l'autre. Tel est le sens de l'autorité royale"
(92). Ibn Khaldun ironisa sur l'affirmation des philosophes selon laquelle le
gouvernant bénéficie nécessairement d'une inspiration divine
pour restreindre l'influence de la loi religieuse, en notant que la majorité
de la population s'organise en communautés politiques sans l'aide d'une
autorité révélée (93). La thèse d'Ibn Khaldun
est qu'au début de leur règne, les dynasties sont gouvernées
par des hommes d'inclination bedouine, n'aimant pas le luxe. Leur existence spartiate
exige peu de choses de l'organisme politique et ils se consacrent exclusivement
au seul objectif de gouvernement esquissé plus haut. Le succès de
leur gouvernement favorise l'émergence d'une civilisation urbaine florissante.
Le niveau élevé de prospérité provisoire permet à
l'Etat de détourner des profits pour le luxe. Mais à partir du moment
où les effets négatifs (dus aux coûts invisibles) de l'expansion
de l'Etat deviennent notables, il est trop tard pour changer, car la génération
élevée dans le luxe aura perdu l'habitude de l'effort et du mérite
de leurs parents, qui assurait l'existence de l'Etat minimum. Au fur et à
mesure que la dynastie vieillit, les bénéficiaires de la civilisation
urbaine et des allocations publiques "s'habituent à l'oisiveté
et la facilité. Ils sombrent dans le bien-être et le luxe. Ils ont
confié le soin de défendre leurs biens et leurs vies au gouverneur
et au prince, et à la milice chargée de les garder. Ils sont entièrement
rassurés par les murs qui les entourent et par les fortifications qui les
protègent. Ils sont insouciants et confiants, et ils ont cessé de
porter des armes. Des générations successives ont grandi avec ce
style de vie. Ils ressemblent aux femmes et aux enfants qui dépendent de
leur maître de maison" (257). Ibn Khaldun acceptait la perspective
des rénovateurs selon laquelle le bayah (serment d'allégeance) constitue
un contrat bilatéral. Il note que le sage Malik "prononça la
décision juridique qu'une déclaration obtenue par la force était
invalide ..." (429) et fut persécuté pour cette raison. On
sent son dégoût lorsqu'il remarque que, de son temps, serrer la main
au chef avait été remplacé par "saluer les rois en baisant
la terre (devant eux), ou leur main, leur pied ou le bord inférieur de
leur habit" (429). Voici la liste des fonctions de l'Etat, selon Ibn Khaldun
(II, 3)
1 - "défendre et protéger la communauté contre ses ennemis"
2 - "appliquer des lois qui restreignent la population, afin d'empêcher
des conflits internes et des attaques contre la propriété privée.
Ceci inclut l'amélioration de la sécurité sur les routes"
3 - "inciter le peuple à agir dans ses propres intérêts,
et ... surveiller des affaires d'ordre général concernant son gagne-pain
et des relations réciproques comme l'alimentation et les poids et mesures,
afin d'éviter les tricheries"
4 - "superviser la Monnaie pour prévenir la fraude monétaire
5 - "conduire les affaires politiques"Les objectifs des points 2 à
5 sont clairement d'ordre économique. Il est intéressant de noter
que le point 4 autorise l'émission privée de monnaie, ce qui était
en réalité la règle au début de l'ère musulmane.
Ibn Khaldun commente que des problèmes de fraude ont poussé Abd-al-Malik
à standardiser le dirham en 695-696. La dynastie étend ses pouvoirs
de diverses manières pour essayer de maintenir sa politique de dépenses
exubérante. A part la manipulation de la masse monétaire, il y a
l'imposition. Arrive un moment où le niveau d'imposition commence à
nuire à la productivité. "Il faut savoir qu'au début
d'une dynastie, l'impôt engendre des recettes importantes moyennant une
petite assiette fiscale. A la fin d'une dynastie, l'impôt ramène
de petits revenus malgré une assiette large." (89) Ibn Khaldun analysait
et dénonçait également la concurrence de l'Etat avec le secteur
privé comme moyen d'accroître les recettes publiques. Une section
de son ouvrage Muquaddamah s'intitule "L'activité commerciale du gouvernant
est négative pour ses sujets et désastreuse pour les revenus publics"
(II:93-96). Il précise que le gouvernant détient des avantages injustes
(94) : 1) il utilise les ressources de l'Etat pour concurrencer des entrepreneurs
privés ; 2) il détient le pouvoir d'imposition ; 3) il peut imposer
des achats audessus du prix du marché ; 4) il peut intimider les concurrents
et les fournisseurs pour obtenir des biens en-dessous du prix du marché.
Les "difficultés financières et les pertes de profit"
qui en résultent "éliminent toute incitation au travail, ce
qui détruit la (structure) fiscale" (95). Lorsque les commerçants
et les agriculteurs auront fait faillite, les revenus fiscaux tarissent ; l'Etat
a fini par tuer la poule aux oeufs d'or. "De plus, (l'activité commerciale
de l'Etat) peut provoquer la destruction de la civilisation et, par là,
la destruction de la dynastie. Lorsque les sujets ne peuvent plus accroître
leurs richesses par l'agriculture et le commerce, celles ci diminueront jusqu'à
disparaître à cause de l'augmentation des dépenses publiques.
Ceci va ruiner leur situation. Il faut en être conscient." (95) D'après
Ibn Khaldun, il n'y a qu'une seule méthode efficace d'augmenter les revenus
de l'Etat, et elle passe "par le traitement équitable et le respect
des gens et de la propriété" pour qu' "ils soient incités
à faire fructifier et accroître leurs capitaux". Sa conclusion
est formulée sous le titre "L'injustice entraîne la perte de
la civilisation" (103- 111) : "Il faut comprendre que les attaques contre
la propriété privée éliminent l'incitation à
l'acquérir. Les gens finissent par être persuadés que l'objectif
et la fin ultime de (l'acquisition d'un patrimoine) est de s'en voir privé.
Lorsque l'incitation à acquérir et à obtenir des richesses
a disparu, les gens ne s'efforcent plus pour en avoir. L'étendue et le
degré des restrictions imposées à la propriété
déterminent l'étendue et le degré auxquels les efforts des
sujets vont diminuer ... La civilisation et sa prospérité dépendent
de la productivité et des efforts des gens à tous les niveaux pour
favoriser leurs propres intérêts et possibilités de gains."
(103-104)
Ayant perdu le soutien de la population, l'Etat s'appuie sur la force. "Même
si la coercition apparaît à ce moment-là [vers la fin d'une
dynastie] et les revenus de l'Etat diminuent, les influences destructrices de
cette situation ne seront perceptibles qu'après un certain temps, parce
que les choses de la nature évoluent toujours progressivement. Au cours
des dernières années d'une dynastie, les famines et les épidémies
se multiplient. En ce qui concerne la famine, la raison en est que la plupart
des gens à ce moment-là renoncent à cultiver la terre. Car
vers la fin d'une dynastie apparaissent des attaques contre la propriété
et, par la douane, contre le commerce." (135-136) La peste trouve son origine
dans la dégradation de l'environnement (136-137). Avec le déclin
de l'asabyiah, le sentiment de groupe sur lequel la dynastie reposait, l'Etat
doit avoir recours à la coercition pour obtenir la coopération du
peuple. A mesure que l'autorité dynastique s'estompe, les échelons
politiques inférieurs augmentent leur pouvoir, ce qui entraîne l'éclatement
politique et finalement la dictature. Chez Ibn Khaldun, les concepts économiques
qui apparaissent sous une forme rudimentaire chez des auteurs musulmans antérieurs,
ont trouvé une définition plus précise. Son analyse du besoin
de coopération sociale est à la hauteur de la discussion d'Adam
Smith trois siècles plus tard : "Le pouvoir de l'individu ne lui suffit
pas pour obtenir les aliments dont il a besoin ... La quantité nécessaire
d'aliments ne peut être obtenue qu'après une importante préparation,
impliquant de moudre le grain, de pétrir la pâte et de produire le
pain. Chacune de ces opérations requiert des ustensiles et des outils,
à leur tour produits grâce au savoir-faire du forgeron, du charpentier
et du potier ... C'est ainsi qu'un homme ne saurait survivre sans avoir recours
à une combinaison de compétences exercées par d'autres individus
... Par la coopération, les besoins d'un grand nombre de personnes, beaucoup
plus nombreux qu'eux, peuvent être satisfaits." (I, 89-90)
Ibn Khaldun semble avoir une certaine idée de la mobilité des populations.
Après avoir décrit comment les animaux ont tendance à se
presser dans les endroits où ils peuvent se nourrir, il écrit: "On
peut comparer les foules d'êtres humains avec les attroupements de bêtes,
de même que les miettes des tables avec l'excédent de vivres et de
luxe, ainsi que la facilité avec laquelle ils peuvent être donnés
par leurs propriétaires ..." Il montre incontestablement qu'il a compris
la loi de l'offre et de la demande lorsqu'il explique le fonctionnement du mécanisme
des prix. Il décrit par exemple comment le prix des biens de consommation
courante par rapport à celui des produits de luxe indique la puissance
d'une civilisation. Puisque la nourriture est un produit de première nécessité,
la demande en est toujours élevée. Dans une civilisation florissante,
cependant, l'offre est également importante et par conséquent le
prix est faible. Il note toutefois que les catastrophes naturelles constituent
une exception, puisqu'elles provoquent une baisse de l'offre de produits alimentaires.
En expliquant comme la division du travail permet de produire des richesses importantes
qui, par l'échange, bénéficient à l'ensemble de la
société et attirent des gens vers la ville, Ibn Khaldun souligne
aussi que l'injustice détruit la prospérité et la civilisation
:
"Quiconque prive quelqu'un de sa propriété, l'exploite dans
des travaux forcés ou lui impose des demandes injustifiées, ou lui
confère un devoir non requis par la loi religieuse, commet une injustice
contre cette personne. De même, les gens qui collectent des impôts
injustifiés commettent une injustice. Ceux qui violent les droits de propriété
commettent une injustice ... (II, 106-107)
Il faut savoir que c'est cela que le Législateur (Mahomet) avait à
l'esprit lorsqu'il condamna l'injustice." (107)
suivant..
précedent..