Le développement de
la science économique islamique
La pratique économique islamique peut être
assimilée à un abandon irrégulier mais progressif des principes
énoncés dans le Coran et la Sunna. Le développement de la
théorie économique pendant cette période reflète la
tension entre les sages qui tentent de justifier la pratique des Etats musulmans
et ceux qui essaient de les ramener aux principes de la charia. La science économique
en tant que telle n'existait pas à l'époque du Prophète,
ni à celle des califes de l'âge d'or. L'économie politique
de l'Islam trouve ses origines dans les commandements normatifs du Coran (cf.
Ahmad 1986) ou sont déduits de la pratique du Prophète. Par exemple,
uz-Zaman (1981, 93) affirme que "le saint Prophète lui-même
n'aimait aucune forme de contrôle des prix ..." Son intervention dans
le marché se limitait à dévoiler des pratiques interdites,
telles que la fraude. Omar et les califes qui lui succédèrent ont
fait preuve d'une tendance plus réglementaire, mais leurs objectifs étaient
les mêmes. Ainsi, Omar II ordonna à ses gouverneurs de laisser au
marché le soin de fixer les prix : "Dieu a créé la terre
et les eaux pour qu'on y découvre sa bonté. Ainsi, laissons les
commerçants voyager librement sans intervention aucune. Comment pouvez-vous
vous interposer entre eux et leur gagne-pain ?" (93). Vers la fin de cette
période, sous le règne d'Ibn Khaldun, l'économie politique
se développe en tant que science définie, au sens moderne du terme.
Regardons son évolution pendant les années qui séparent ces
deux dates. La science politique, traitée par Aristote et d'autres penseurs
de l'Antiquité, précède la science économique. Ibn
Abu-ar-Rabi (9ème siècle ?) fut peut-être le premier sauteur
politique à aborder les problèmes économiques. Il décrit
ce qui correspond sans doute à l'homo oeconomicus, inspiré par la
vision coranique de l'homme comme étant un être doté de libre-arbitre
et qui tente d'améliorer sa situation matérielle. L'homme "réussit
dans ses projets tant qu'il ne dévie pas de ce sens de discrétion
judicieuse et de la perception des conséquences et tant qu'il n'est pas
vaincu par de mauvais désirs" (Sherwani 1970, 45). Ibn Abu ar-Rabi
discute de la division du travail en termes du besoin qu'a le menuisier du forgeron,
de la manière dont les industries se complètent, et de la division
de la population entre la ville et la campagne. Il décrit un processus
par lequel les petites unités politiques se regroupent progressivement
en des plus grandes. Il adhère aux préceptes nomocratiques de l'Islam
en affirmant que l'objectif de ces unités politiques n'est pas de faire
la loi, mais d'appliquer la loi qui protège le peuple contre l'injustice
(46-47). Il est un peu plus idéaliste dans ses prescriptions pour le Leviathan
ou le leader idéal sur lequel aboutit ce processus. Le leader doit posséder
un grand nombre de qualités, y compris l'amour de la vérité
et la justice, et la crainte de la tyrannie et l'oppression, et il "devrait
vivre pour le seul désir d'être le bienfaiteur de son peuple"
(50). La première règle à laquelle le gouverneur doit se
soumettre est que l'obéissance des sujets doit être fondée
sur "une inclination naturelle et dans la croyance sincère que l'obéissance
à la loi est bonne pour tous" (50). Cela suppose que la justice soit
le souci primordial du gouverneur (51) Les droits relatifs à l'économie
comportent le paiement des dettes, le respect de la parole donnée et l'obligation
de fournir des preuves. La tâche du gouvernant est de permettre à
ses sujets de s'enrichir. L'Etat à son tour a besoin des richesses afin
"de protéger les frontières contre tout ennemi extérieur,
d'extirper ce que [le gouvernant] considère être mauvais, d'accroître
le pouvoir des faibles et des opprimés, de libérer ceux qui sont
emprisonnés pour cause de non-paiement de leurs dettes, et ainsi d'organiser
le gouvernement de sorte que tout soit fait pour améliorer le sort du peuple"
(55). L'auteur insiste sur la nécessité d'équilibrer le budget
de l'Etat pour éviter de faire obstacle à ces objectifs (55).
Curieusement, bien qu'Ibn Abu ar-Rabi conseille aux serviteurs de l'Etat d'étudier
l'histoire (48-49), il l'ignore lui-même, et serait également incapable
d'appliquer l'approche scientifique de l'économie politique qu'il préconise.
Il semble mélanger des idées tirées de traductions des Grecs
anciens, qui lui étaient accessibles, avec des idées islamiques.
La notion islamique primordiale est que le roi n'est pas au-dessus de la loi,
bien au contraire, mais à la manière de Platon, l'auteur semble
s'attendre à ce qu'il en soit ainsi par l'unique pouvoir de la personnalité
idéale du roi. La citation de l'allocution d'inauguration d'Abou Bakr reprise
au début du texte démontre cependant que sous le règne des
premiers califes, c'était le peuple et non la perfection d'un roi idéal,
qui devait assurer que le leader resterait respectueux de la Loi. Abu Nasr Muhammad
ibn Muhammad ibn Tarkhan al-Farabi (870-950) fut un étudiant des philosophes
chrétiens Abu Bishr Matta ibn Yunus (mort en 939) et Yuhanna ibn Jilad,
et contemporain de deux soufistes, Abu akr ash-Shibli et Mansur al-Hallaj. A son
époque, les dynasties turques ou persanes, souvent chiites, éclipsaient
le calife, arabe et sunnite. Au 10ème siècle, l'autorité
s'est déplacée du calife et de son vizir (premier ministre) vers
les emirs dont la légitimité était fondée sur la seule
puissance militaire. Rapidement, l'un d'eux, Ahmad ibn Buwaih, adopta le titre
de sultan ("autorité") et brigua le titre de "roi"
. Les écrits politiques principaux de Abu Nasr al-Farabi sont siyasat-ulmadaniyah
(le Régime Politique, traduit par Najjar en 1963) et ara'a ahlil madinat-uldadilah
(Opinions du Peuple de la Cité Vertueuse). Avec Farabi, nous voyons l'apparition,
dans la pensée islamique, du concept grec de la Grande Chaîne de
l'Etre et l'émanationisme qui joua un rôle dans la montée
de l'autoritarisme dans le monde musulman (Ahmad, 1992). Il pose un cadre néo-platonicien
dans lequel la faculté de raison est un croisement de concepts aristotéliciens
et platoniciens qui comporte une chaîne de pensée qui émane
de Dieu et comprenant un "Intellect Actif" qui réunit le monde
transcendent et le monde sublunaire (Netton 1992, 50). "En vertu [de l'Intellect
Actif]", écrit al-Farabi (Najjar 1963), "l'homme est capable
de faire soit ce qui est louable, soit ce qui est blâmable, ce qui est noble
ou bas ; et c'est ainsi qu'existent la récompense et la punition."
Al-Farabi affirme que la prospérité requiert des assemblées
telles que des villages ou des villes, qu'il qualifie de groupes "imparfaits"
(au sens d'incomplets) qui sont au service de groupes "parfaits" (complets),
tels que des villes ou des nations (Najjar 1963, 32). Il identifie des barrières
naturelles (par exemple géographiques) et des barrières artificielles
(par exemple linguistiques) à l'unité naturelle de l'Homme, qui
séparent l'humanité en des groupes hostiles, malgré la valeur
évidente de la coopération (32-33). Farabi note qu'il existe plusieurs
moyens susceptibles de concourir à la formation d'un Etat : la force, le
patriarcat, et les relations matérielles, par exemple. (Dans la dernière
proposition, suggère-t-il un fondement économique de l'Etat ?) Il
décrit l'organisation sociale conduite par le Guide Suprême (ra'is
alawwal) sous la renonciation réciproque des droits : "[Les hommes]
se réunissent, étudient l'état des faits, et chacun d'eux
abandonne au profit des autres une partie de ce par lequel il aurait pu vaincre
l'autre, en en faisant une condition susceptible de garantir la paix et de ne
rien prendre à autrui, sauf sous certaines conditions" (Sherwani 1970,
71). Le ra'is al-awwal impose aux membres de la société une structure
hierarchique qu'al-Farabi, à l'instar des Européens du Moyen Age,
assimile à un organisme. Ainsi, la grande Chaîne de l'Etre, d'après
Farabi, est visible dans le sens que "le prince de la Cité fait figure
de la Cause Première (Dieu) ... Ensuite, la hiérarchie des êtres
descend progressivement, chacun d'eux étant à la fois gouverneur
et gouverné, jusqu'à ce qu'on arrive aux matières premières
et aux éléments qui ne connaissent aucun gouverneur, mais qui sont
soumis et qui n'existent que pour servir les autres" (Najjar 1963, 39). Al-Farabi
semble penser que seuls les prophètes sont qualifiés pour assumer
ce genre de leadership suprême : "Un tel homme est un vrai prince,
selon les anciens ; il est celui dont il faut dire qu'il reçoit la révélation.
Car l'homme ne vit la révélation que lorsqu'il atteint ce niveau,
c'est-à-dire lorsqu'il n'y a pas d'intermédiaire entre lui et l'Intellect
Actif ... C'est à ce moment que le pouvoir qui permet à l'homme
de comprendre la définition des objets et des actes et comment les orienter
vers le bonheur, émane de l'Intellect Actif vers l'intellect passif. Cette
émanation qui procède de l'intellect actif au passif par la médiation
de l'intellect acquis, constitue la révélation". (36) On peut
interpréter ceci comme une sécularisation du processus de révélation,
ou bien comme une tentative de remplacer le roi-philosophe par des prophètes.
Cette interrogation dépasse cependant le cadre de ce texte. Ce qui nous
intéresse est que l'on peut discerner l'héritage islamique dans
l'exigence d'al-Farabi selon laquelle les leaders incapables de recevoir la "révélation"
devraient suivre les lois adoptées par leurs prédécesseurs.
Il qualifie un tel leader de "prince de la loi (sunna)" (37).
Al-Farabi, essaie-t-il d'expliquer la pensée grecque en termes islamiques
(cf. Butterworth 1980, 13), ou tente-t-il d'arriver à synthétiser
les deux traditions ? Quoi qu'il en soit, il a introduit un concept dans la réflexion
musulmane qui, intentionnellement ou non, prépare le terrain d'une déviation
de ce qui représentait jusque-là la sagesse musulmane conventionnelle.
Ainsi, al-Farabi et les falasafas représentent un tournant, après
lequel émergent deux attitudes rivales vis-à-vis de l'Etat : l'une
est sémite et arabe et s'enracine dans l'histoire islamique ; l'autre est
persane et aryenne, avec un vernis musulman. Les auteurs qui suivent optent pour
l'une ou l'autre de ces orientations. Sherwani (1970, 98-99) écrit : [N]ous
trouvons que certains écrivains ont le sentiment que la meilleure chose
possible pour un Etat consiste à raviver les principes observés
à l'époque de l'Apôtre de l'Islam et les quatre premiers califes,
alors que d'autres reconnaissent franchement l'impossibilité d'une telle
renaissance, acceptent comme un fait accompli les nouveaux facteurs politiques
apparus depuis, et voudraient détourner le progrès politique vers
ces nouveaux canaux." Ces deux écoles dominent la pensée aux
10ème et 11ème siècles. Abu'l Hasan Ali ibn Muhammad ibn
Habib al-Mawardi (974-1058), penseur shafi de tendance rationaliste, représente
les rénovateurs et Amir Kai Kaus représente les partisans d'Ali
(99).
Lorsque Buwaihid Jalalu'd-Dowlah proposa au Calife de lui accorder le titre de
maliku'l-muluk (Roi des rois), Mawardi rétorqua que ce titre ne pouvait
appartenir qu'à Dieu (100). Mawardi
"énumère les devoirs de l'Imam ou du Calife et dit qu'il doit
protéger la Foi, juger les litiges entre hommes afin qu'aucun gouvernant
ne puisse tyranniser les autres, défendre la liberté de l'Etat,
punir les criminels, assurer le juste et régulier paiement des salaires
et des émoluments, nommer des hommes honnêtes et fiables pour le
représenter dans le pays, et ne jamais s'abandonner à une vie de
luxe, ni de prière, pour qu'il ne soit jamais forcé de renoncer
à la gestion du royaume à d'autres" (103). Mawardi énonca
quatre tâches de l'Etat : l'Armée ; les frontières provinciales
; la nomination et la révocation des fonctionnaires ; le Trésor
(106). Sous le règne des Abbassides, comme à l'époque des
premiers califes, le commerce intérieur était entièrement
libre et "il était considéré comme un acte d'impiété
d'imposer un droit douanier quelconque sur le transfert d'un bien d'un endroit
à un autre au sein du royaume" (107). Toutefois, Mawardi autorisa
Kaïbu'd Diwan "à faire de nouvelles lois du moins pour les territoires
conuis et dans les colonies ..." (107). Si les juges étaient nommés
par le gouvernement, Mawardi essayait de leur assurer une certaine indépendance
en interdisant leur révocation et en décourageant leur démission
(107).
Pendant cette période, la conception islamique d'un chef d'Etat sous la
contrainte du droit divin était menacée par les notions persanes
et turques d'un autocrate idéal. L'approche pragmatique de Nizam al-Mulk
et de Kai Ka'us dans leur conseil aux élites politiques a été
résumé par Butterworth (1980, 21-29). Partant du droit des élites
de gouverner, ils divergeaient à la fois des philosophes, qui tentaient
de le justifier, et des revivalistes, qui tâchaient de subordonner les gouvernants
à la charia. Al-Ghazali fut l'autre grand savant à se pencher sur
la théorie politique islamique. Après lui prédomina la nouvelle
école de pensée dans laquelle le prince idéal éclipsait
la loi divine établie. Abu Hamid al-Ghazali (1058-1111) arguait que la
division du travail a permis l'apparition des villes, et qu' "il est dans
la nature humaine que lorsque les hommes vivent ensemble et interagissent ...
des conflits et des querelles en résultent nécessairement ... et
s'ils étaient laissés à leur sort, ils s'entretueraient dans
des luttes et guerres continues" (147). Il dit que c'est uniquement parce
que les hommes n'agissent pas spontanément d'une façon juste, mais
négligent les droits à la vie et à la propriété
d'autrui qu'une science juridique s'impose (151). L'approche historique d'Al-Ghazali
est une voie moyenne entre Mawardi et l'école du "Miroir des Princes"
influencée par la pensée turco-persane (153). Il fixe des limites
strictes à l'imposition : tout ce qui va au-delà du Droit est illégal,
même en ce qui concerne les amendes et les tributs. "Il va jusqu'à
dire qu'un honnête homme qui reçoit une dotation du Trésor
royal devrait s'assurer que les fonds ne proviennent pas de telles sources illégales
..." (159). Tout en reconnaissant le besoin d'un service intérieur
de renseignements, al-Ghazali "établit des limites précises
à l'interférence externe, par l'Etat et sous toute autre forme,
dans la vie privée des particuliers. Il cite l'histoire du Calife Omar
qui voulait espionner un homme en escaladant le mur de sa maison. Le propriétaire
lui dit qu'il avait agi contre les principes du Coran qui ordonne 1) de ne pas
s'immiscer dans les secrets d'autrui [69:12], 2) de ne pas entrer chez quelqu'un
autrement que par la porte principale [2:189] et 3) de ne pénétrer
dans aucune maison sauf la sienne qu'après avoir salué le propriétaire
des lieux [24:27]" (162). Si al-Ghazali sympathisait en premier lieu avec
les rénovateurs dans le domaine politique, ses penchants pour les soufistes
sapèrent ses efforts. D'après les premiers musulmans, le monde était
un lieu où l'homme faisait son devoir en tant que "vice-roi de Dieu",
alors que le néoplatonisme chrétien et l'anti-matérialisme
hindou qui marquaient la pensée soufiste, militaient pour que l'homme renonce
aux objets matériels. Al-Ghazali, historiquement considéré
comme celui qui concilia l'Islam traditionnel avec le soufisme, argua que "l'usage
des ornements dans les domaines autorisés n'est pas contraire à
la loi, mais il incite à les aimer, ce qui rend difficile à y renoncer
ensuite. Le Prophète n'insista pas sur le besoin de renoncer au monde"
(al-Ghazali 1971, I 86). Pourtant, en glorifiant les ascètes (IV, 124-233),
il donna le ton pour un refus du progrès matériel qui devait caractériser
l'évolution de l'Islam par la suite. Après al-Ghazali intervint
un événement majeur qui empêcha la flexibilité de la
société islamique de tirer avantage des nouvelles réalisations
de l'économie politique - et de toutes les autres sciences. Les mongoles
qui avaient conquis l'essentiel du monde musulman trouvèrent dans le concept
du prince idéal qui avait infiltré la théorie politique musulmane
par ailleurs nomocratique, la justification pour imposer leur propre loi dynastique.
Les arguments proto-hobbésiens pour le Leviathan rejoignaient la croyance
traditionnelle des Mongols dans la monarchie absolue. Le régime juridique
des gouvernants était protégé de la concurrence ou de la
critique par les interprètes de la charia (ulamaa) qui énonçaient
la fin du processus de découverte, puisque "la porte vers l'ijtihad"
avait été fermée. En enfermant la jurisprudence islamique
dans le taqlid, l'imitation aveugle du passé, on lui garantissait une application
limitée. Hodgson (1974, 406) résume la situation comme suit : "Le
rôle de l'ulamaa dans la charia que le gouvernant devait appliquer fut limité
: car la doctrine de taqlid, de l'adhésion à une école juridique
donnée, fut élaborée jusqu'à stipuler que les 'portes
de l'ijtihad' avaient été fermées au 9ème siècle
- assertion non sans précédent, mais qui reçut une substance
par des compilations juridiques au 15ème siècle faisant autorité,
dans lesquelles il fut établi exactement ce qu'était la forme finale
de la loi avant de fermer l'investigation ; la charia ne devait pas être
un instrument continu d'opposition, mais un ensemble fermé de règles
susceptibles d'être adaptées et absorbées dans des traditions
juridiques plus vitales". Pendant cette période au cours de laquelle
fut établi le principe de taqlid, les savants qui continuaient à
s'engager dans l'ijtihad tels que les grands renovateurs Ibn Taymiyah et Ibn Khaldun,
faisaient exception. Leur tâche principale se ramenait à formuler
les théories susceptibles d'expliquer le déclin économique
du monde islamique. Puisque l'establishment politique sunnite considérait
que la voie de la pensée indépendante et originale était
fermée, les réflexions de tels hommes sur l'économie politique
ne pouvaient être mises en pratique. Après la conquête de Bagdad
par les forces de Hulagu en 1258, Ibn Taymiyah (1263-1328) observa le recul progressif
du monde islamique et conclut qu'il fallait instaurer une nouvelle économie
politique fondée sur "ce qui a fait la position forte et dominante
de l'Islam au début de son histoire ..." (Sherwani 1970, 169). Prenant
ses distances par rapport au concept platonique du chef idéal, il retourna
aux racines du droit islamique : le Coran et la pratique du Prophète. Il
considère que l'autorité du prince repose sur un "contrat bilatéral"
entre celui-ci et les représentants légitimes de la population,
fondé sur le contrat du Prophète avec le peuple de Yathrib à
Akaba, qui aboutit à l'instauration de la Cité-Etat de Médine
(175). Ibn Taymiyah rejette la notion chiite de l'imam infaillible (et par là
la notion platonicienne du prince idéal) en affirmant qu'une telle personne
ne saurait exister ; de même, il estime que les qualifications de l'imam
énumérées par les sunnites ne sont pas remplies après
les quatre premiers califes (177). Il préfère retourner à
la fonction du droit: son objectif est "d'assurer le règne de la justice
et le bien-être du peuple. Puisque le bien-être matériel de
la population implique paix sociale et droits individuels, il incombe à
l'imam de faire le droit pour atteindre cet objectif. C'est en ce sens que Dieu
vient au secours d'un Etat juste, même lorsqu'il se compose de non musulmans,
alors qu'il n'aiderait pas un Etat tyrannique, même s'il était constitué
uniquement de musulmans" (178). Ainsi, le premier devoir du leader doit être
le shura, c'est-à-dire le devoir de consulter le peuple, partenaire du
contrat. La nomination des quadis (juges) et du muhtasib (régulateur des
poids et des mesures) est d'une importance particulière. La propriété
est un droit reconnu implicitement dès le départ (182). Puisque
Dieu a tout créé pour que les hommes en profitent, "Il a voulu
que les droits de propriété soient garantis. Or l'homme n'est que
l'agent de Dieu et ... si des gains proviennent d'une source contraire aux conditions
fixées par le droit, ils cesseraient ipso facto d'exister" (182).
Exemples de limitations : l'on ne doit détruire des objets intentionnellement
; le blé ne doit pas être amassé (184). Ibn Taymiyah n'est
cependant pas prêt à effectuer un retour complet au marché
libre de l'époque du Prophète. Il exige une corporation pour chaque
métier, afin de protéger les marchands existants et pour empêcher
des augmentations aléatoires de l'offre. Il s'oppose au contrôle
des prix "lorsque la tendance à la hausse des prix s'explique par
une offre insuffisante ou une augmentation de la population locale", mais
y est favorable lorsqu'elle est due à "l'injustice" qu'il explique
par "le gain personnel arbitraire" (184).
suivant..
précedent..