Intervention de l'Etat dans
l'économie
L'expérience des sociétés islamiques
en matière d'intervention étatique dans l'économie coïncide
avec son déclin progressif. Sous le règne d'Omar, l'Etat se contentait
d'être responsable de la défense, de la Justice, des poids et des
mesures et des travaux publics tels que les canaux d'irrigation financés
par des droits d'utilisation basés sur le kharaj et l'ushr.3 Aucun des
"califes fidèles" ne tenta de faire de l'Etat un concurrent du
secteur privé, encore moins d'établir des monopoles. L'engagement
d'Omar dans la distribution des terres visait à décentraliser et
à prévenir la montée d'un système de type féodal.
En revanche, l'intervention étatique dans l'économie devint un problème
croissant au cours des siècles suivants. Sous la dynastie des Ommeyyades,
Omar II pensait que la participation de l'Etat au commerce était une forme
d'abus de confiance imprévu : "Je suis de l'avis que le régent
ne doit pas commercer. De même, le fonctionnaire ne doit pas faire du commerce
dans le domaine de sa compétence (fi sultanihi ...) , car lorsqu'il s'engage
dans le commerce, il L'ushr représente la partie du zakat levée
sur la production agricole. Le Prophète le fixa à un taux de 5 à
10 % en fonction de la proportion des coûts d'irrigation payée par
l'utilisateur. abuse par inadvertance de son office dans son propre intérêt
et au détriment d'autrui, même si telle n'était pas son intention"
(uz-Zaman 1981, 94). Cependant, il est intervenu dans les cas où les coûts
des risques encourus étaient assumés par l'Etat. Par exemple, au
sujet de l'industrie minière, il écrit : "J'ai trouvé
que les gains de l'extraction étaient privés (khas), alors que les
dégâts étaient généraux (âm), aussi faut-il
arrêter l'activité minière"(94). Après la chute
des Abbassides, l'Etat n'avait pas tant de scrupules. Ashtor (1976,1981) a étudié
l'exemple de l'industrie sucrière égyptienne ; nous allons résumer
ses conclusions dans les paragraphes qui suivent. Le boom au 11ème siècle
dans l'industrie sucrière, jusque-là inconnue, qui a commencé
"en Egypte et en Syrie sous les Fatimides, revêtit un caractère
capitaliste. Les méthodes compliquées de raffinement du jus de la
canne à sucre ne pouvaient être employées que dans de grandes
usines ... Des industriels riches et entreprenants ont dû faire des efforts
coûteux pour améliorer les méthodes de production, incités
par l'espoir d'en tirer bénéfice. La production sucrière
bénéficia également de la liberté d'entreprendre.
La tentative par l'étrange et confus al-Hakim de la monopoliser, n'a jamais
été renouvelée" (Ashtor 1976, 199).Au cours de la seconde
moitié du 13ème siècle, le nombre d'usines sucrières
en Egypte explosa alors que les emirs mamelouks, attirés par la profitabilité
élevée, rompirent avec la loi musulmane et les pratiques anciennes
pour faire concurrence aux entrepreneurs privés. Les sultans étaient
fortement impliqués dans l'industrie sucrière, y compris dans les
usines royales de Damas. Les emirs et les sultans étaient exonérés
de l'impôt spécial acquitté par les paysans, par ailleurs
soumis à l'obligation de corvée. De plus, les emirs et certains
industriels favorisés avaient des "arrangements" particuliers
pour ne payer d'impôts que sur une petite part de leur production effective
(1981, 99). Les marchands fortunés ne pouvaient résister à
des tactiques telles qu'une politique fiscale discriminatoire et la confiscation
directe (musadara). La propriété des usines fut transférée
à l'aristocratie jusqu'au début du déclin du régime
féodal à la fin du 14ème siècle. Non contents de bénéficier
de matières premières moins chères et des exonérations
fiscales, les emirs et les sultans ont eu recours à la violence contre
leurs concurrents privés. La technique principale utilisée fut le
système tarh, sous lequel les entrepreneurs étaient obligés
d'acheter du sucre aux emirs et aux sultans à des prix d'inflation. Abrogé
en réaction à l'opposition populaire, le système est réapparu
en 1399, lorsque "Tenem, le gouverneur rebelle de Damas, a vendu du sucre
par la force aux habitants de la ville" (102). Le sultan mamelouk Barsbay
(1422-1438), sous prétexte que le déclin économique de l'Egypte
et de la Syrie sous le poids d'un interventionnisme public croissant, fit trois
tentatives sans succès pour convertir la production sucrière en
un monopole d'Etat (103). Dans les années 1490, le sultan de l'époque,
face à une nouvelle vague d'opposition à l'achat forcé à
deux fois le prix du marché, lui substitua des taxes sur le commerce de
sucre. Cette mesure étrangla complètement la concurrence, puisque
les agents du sultan bénéficiaient d'une exonération (104).
La gestion des usines appartenant aux emirs et aux sultans était corrompue.
Sous le règne de Baybar (1223-1227), on surprit un gestionnaire samaritain
et ses assistants à détourner 300 000 dirhams provenant d'une vente
de sucre. En dehors de la corruption, la suppression du marché conduisit
à la stagnation au niveau technologique. Au cours du 13ème siècle,
l'industrie sucrière musulmane avait été un secteur de pointe.
Marco Polo parla des techniciens égyptiens du raffinement qui allaient
jusqu'en Chine pour enseigner leurs méthodes de production. Les spécialistes
syriens enseignaient encore "leurs méthodes à Chypre jusqu'à
la seconde moitié du 15ème siècle" (105). Les Chypriotes
se vantaient de "vendre du sucre de Damas produit à Chypre" (105).
Au 15ème siècle cependant, les innovations technologiques du monde
chrétien commençaient à apparaître : la substitution
des chevaux aux boeufs dans les moulins, rendue possible par l'introduction d'un
attelage plus rigide, l'introduction en Sicile d'une nouvelle presse sucrière
entraînée par une roue hydraulique etc.
Ces innovations ont permis d'augmenter l'efficacité de l'industrie sucrière
européenne, que les industriels musulmans usés et démotivés
ne pouvaient concurrencer (106). Même avant l'apogée de l'innovation
technologique européenne, l'intervention dans les marchés sucriers
musulmans avait fait grimper les prix au-dessus de ceux du sucre comparable en
provenance d'Espagne, de Sicile et de Chypre (111). Le déclin économique
entraîna une baisse de la demande. Les registres commerciaux en Italie témoignent
de la recherche de nouvelles sources de sucre. Des documents vénitiens
du début du 15ème siècle font état d'un déplacement
des fournisseurs de molasse de l'Egypte vers Palerme (113). Au début du
15ème siècle, le sucre ainsi que la plupart des industries de monopole
(le savon, le papier, la soie et d'autres tissus, le verre) se sont effondrées.
"[A]l-Makrizi écrit qu'après 1404, les gens étaient
obligés de s'habiller en vêtements de laine importés par des
marchands européens" (1976, 307). La responsabilité des usines
de l'Etat dans le déclin technologique de l'industrie du Proche-Orient
est incontestable. Disposant de matières premières moins chères
(en partie fabriquées par les fermes royales), les "sultans et les
emirs ont utilisé leur pouvoir pour entraver les activités de leurs
concurrents par la voie de l'impôt ou par la mise en place de monopoles"
(309). Entre temps, une gestion corrompue ruinait les usines de la royauté.
"La production industrielle est descendue au niveau des petits ateliers qui
ne pouvaient se permettre des expériences longues et coûteuses"
(309).
D'après Ibn Khaldun, la qualité des compétences en matière
de construction navale avait baissé au point qu' "en cas de nécessité,
les Etats devaient avoir recours à une aide extérieure" (309).
Autre exemple : à mesure que le savoir-faire musulman en matière
d'incrustation en argent disparaissait, les Vénitiens ont progressivement
appris cet art des juifs de Syrie.
Le déclin de la production de blé marqua un tournant. Le blé
avait été le produit principal, mais pendant la dernière
décennie du 15ème siècle, l'on consommait du pain de milet
et de dhura au Caire, du pain de l'orge à Damas, même chez le gouverneur
et dans les palais princiers. Avec l'effondrement et l'exode vers les villes,
effluèrent des milliers de pauvres sans emplois, victimes de maladies chroniques
et épidémiques. Formant une population désespérée,
ils constituèrent une base de recrutement pour les factions rivales et
les bandes rebelles. "La strate la plus basse de cette classe étaient
les harafish, des mendiants que l'on trouvait à proximité des mosquées
et ailleurs, et qui s'alliaient à certains groupes de dervishes" (320).
Les ouvriers qualifiés se portaient mieux (gagnant environ 6 2/3 ashrafis
par mois) uniquement à cause de leur petit nombre. Les petits-bourgeois,
en revanche, "étaient appauvris par la politique fiscale du gouvernement
mamelouk" (320). En dehors du fardeau fiscal pesant sur le commerce, il y
avait de nombreuses autres exactions. Nous avons déjà mentionné
le tarh qui obligeait les marchands à acheter des produits à des
prix exorbitants à leurs concurrents publics. De telles mesures étaient
régulièrement abolies, puis réinstaurées. La jurisprudence
musulmane n'autorisait pas le contrôle des prix à l'exception des
périodes d'urgence, mais les Mamelouks réglementaient les prix à
leur gré (320). Simultanément, des modifications du régime
foncier ont donné naissance à un système féodal mettant
le bourgeois dans une position inférieure. Des théologiens, jadis
influents, désormais nommés et rémunérés par
l'Etat, devinrent trop dépendants pour pouvoir refuser de collaborer. L'Etat
évita de répondre à ceux des théologiens qui ont effectivement
protesté contre ses exactions en essayant de les séduire par des
mesures telles que des décrets contre les chrétiens et les juifs.
Apparut alors une aristocratie intellectuelle composée de juges et de professeurs
nommés par le gouvernement. Les classes défavorisées provoquaient
des émeutes massives, mais elles ne formaient aucun mouvement révolutionnaire
organisé. La cooptation des sages religieux mina toute forme de jihad contre
le régime oppressant (322). Dans la seconde moitié du 15ème
siècle, malgré la balance des paiements favorable due au changement
de routes commerciales, et à l'offre continue d'or soudanais, l'économie
s'est effondrée, "pillée par les militaires, et ses grandes
réalisations civilisatrices détruites par l'incapacité d'adopter
de nouvelles méthodes de production et de nouveaux styles de vie"
(331). La ruine économique a conduit à l'effondrement politique
et militaire. Ashtor cite les raisons de l'effondrement : la décadence
de l'industrie égyptienne ; le luxe extravagant des classes dirigeantes
; la thésaurisation (conséquence de la musadara ?) ; et les dépenses
militaires (327). Simultanément, les Portugais devenaient plus puissants
et leur saisie d'énormes quantités d'or soudanais dans la seconde
moitié du 15ème siècle s'est fait sentir au Caire (329-330).
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