Fiscalité
Le Coran mentionne quatre sources de revenus publics : le zakat (les aumônes obligatoires), le sadaqa (la charité volontaire), le jizya (les contributions des non musulmans bénéficiant de la protection musulmane), et le khums (20% du butin de guerre réservés à l'usage discrétionnaire du Commandant-en-chef). Le premier ne s'applique qu'aux musulmans. C'est en réalité une obligation religieuse plutôt qu'un impôt ordinaire. Le sadaqa est purement volontaire et n'est donc pas un impôt au sens habituel du terme. Le jizya est levé sur les non musulmans au lieu du service militaire et peut être fixé par un traité.1 La pratique des premiers musulmans indiquent clairement qu'il s'agit d'une cotisation pour la protection des minorités, remboursable lorsque la protection ne pouvait être assurée. Ainsi, elle tombe dans la catégorie des droits d'utilisation. Seul le khums est pris par la force, mais puisqu'il est pris à l'ennemi au cours de la bataille, ce n'est pas un impôt sur les citoyens, mais une part du butin de guerre. A l'époque du Prophète, le khums était attribué à celui-ci pour son utilisation discrétionnaire, pour ses besoins personnels aussi bien que ceux de sa famille, ainsi que pour des allocations aux nécessiteux et aux travaux publics. On peut l'interpréter comme une propriété d'Etat dont le régent se sert ou comme une propriété privée du Commandant-en-chef de laquelle il est censé distribuer le sadaqa. Dans le premier cas, c'est un impôt sur le butin de guerre, plutôt qu'un impôt sur les citoyens. Dans le second, les dépenses publiques nécessaires constituent un impôt sur le Commandant-en-chef et non sur les contribuables. D'après ce récit, il semble que l'imposition autorisée par le Coran soit strictement limitée. Cela ne doit pas nous étonner, puisque le Prophète dit qu'il ne faut priver un musulman de sa propriété légitime sans son consentement. La Sunna confirme ce principe. A l'époque de Mahomet et d'Abou Bakr, il n'y avait aucune source de revenus publics à part celles autorisées par le Coran.2 Une exception présumée est avancée dans l'affirmation que le Prophète aurait collecté le zharaj des juifs de Khaybar. Siddiqi (1970, 17) écrit : "Lorsque Khaybar fut pris par le Prophète ... les juifs, reconnaissant les vainqueurs comme les propriétaires des terres conquises (suivant les coutumes de l'époque), proposèrent de cultiver les terres en tant que métayers de l'Etat et de lui verser une part de la récolte. Le Prophète accepta et fixa le kharaj à la moitié de la récolte."
Ceci peut être interprété de deux manières. A première vue, les juifs ont reconnu les terres comme étant la propriété de l'Etat (fay). Dans ce cas, les paiements versés correspondent à un loyer et non à un impôt. Si, en revanche, ils représentent une taxe foncière, le taux, ayant été fixé par traité, constitue un jizya négocié et reste conforme aux règles du Coran. Ainsi, il est clair que le Prophète n'a jamais établi d'impôts en dehors de ceux spécifiés par le Coran, exceptés les droits d'utilisateur. Il en va de même pour Abou Bakr. La pratique générale des premiers califes corrobore cette analyse. C'est ainsi que Abou Abdullah Mu'awaiya ibn Ubayd Allah écrivit dans un traité sur la fiscalité à l'intention du calife al-Mahdi (Lapidus 1981, 177) que :
" 'le Trésor doit assumer toutes les dépenses de travaux publics, y compris la construction de passages voûtés et de ponts, l'assainissement de rivières et la maintenance de barrages sur les grandes rivières'. Par ailleurs, on considère cependant que les canaux d'irrigation font partie du domaine privé, et les juristes débattent de la question des droits de l'eau et la distribution des dépenses d'irrigation entre particuliers. Ils donnent l'impression que la responsabilité à cet égard était plutôt limitée." 2 Il y avait aussi des emprunts et des rançons, les deux autorisés par le Coran. Aucun des deux ne constituait une source significative de revenus (uz-Zaman 1981, 103).
Omar, le second calife, décida en effet l'introduction de deux nouveaux impôts : il imposa des tarifs douaniers et étendit la levée du kharaj à des cas autres que le jizya modifié. Jusqu'alors, les droits de douane étaient inconnus en Arabie. Voyant les nations du monde engagées dans ce qui, à ses yeux, a dû ressembler à une forme de vol frappant les marchands qui traversaient les frontières, Omar semble avoir suivi la recommandation coranique de pratiquer la rétorsion proportionnée (2:194) en imposant une politique de réciprocité. Dans une tentative économiquement savante pour minimiser l'effet des tarifs sur les musulmans et les minorités sous leur protection (les dhimmis), il accorda cependant une réduction de 50% aux dhimmis et une réduction de 75% aux musulmans. De plus, était considéré comme dhimmi à cet égard tout non musulman qui résidait en territoire musulman depuis plus d'un an.
Nous avons déjà abordé l'utilisation par Omar du kharaj dans le paragraphe relatif à la question foncière. Nous pouvons supposer qu'il voyait un parallèle entre la taxe foncière persane et le jizya sous sa forme usufruitaire que le Prophète accepta dans le cas des juifs de Khaybar. Puisque l'impôt levé fut de loin inférieur à celui perçu par les Perses, l'on peut supposer qu'à la fois le Prophète et ses nouveaux sujets pensaient que les conditions étaient agréables, par rapport à celles fixées par le traité. Pourtant, le kharaj ressemble dans ce contexte à la taxe foncière persane (appelée kharag d'où peut-être le terme kharaj) plus qu'au jizya précisément parce qu'elle n'est pas fixée par voie de traité, mais peut être modifiée par l'Etat de manière discrétionnaire. Omar s'en préoccupait et aurait mis en garde à plusieurs reprises ses gouverneurs de ne pas fixer les taux à un niveau prohibitif. Il interrogea les receveurs de Sawad : "Vous avez peut-être estimé la valeur de la terre à un taux qu'elle ne saurait supporter" , à quoi ils répondirent, "Non, au contraire, nous l'avons appréciée à un taux supportable ; voire, elle aurait pu supporter un niveau encore plus élevé" (Raana 1977, 93). Lorsque les Ommeyyades ont pris le pouvoir, les gouverneurs ont augmenté le kharaj jusqu'à étouffer les revenus sous le Hajjaj, devenu légendaire pour sa politique fiscale oppressive. Puis, le pieux Omar II tenta un retour à la politique fiscale d'Omar I. Il déclara que adl (la justice) et ihsan (la gentillesse) formaient l'esprit des lois économiques (uz-Zaman 1981,75). Les revenus abondaient. Malheureusement, ses successeurs ont dévié de sa politique. Alors que la dynastie des Ommeyyades touchait à sa fin, son régent concéda : "Nous fûmes injustes avec nos sujets et ils furent déçus de notre justice. Ils voulaient se débarrasser de nous. Nos contribuablés, accablés, nous désertèrent, détruisirent nos propriétés et vidèrent le Trésor." (75-76). Lorsque Yazid III réagit aux protestations contre le niveau des dépenses publiques en promettant de les réduire et de baisser les impôts, il était déjà trop tard (101). A travers l'histoire islamique, les politiques fiscales allaient cahin-caha avec la montée et le déclin des dynasties. C'est en les étudiant qu'Ibn Khaldun est arrivé à sa célèbre conclusion (de nos jours réincarnée sous le nom de la "courbe de Laffer" ) que les dynasties obtiennent d'importantes recettes d'un taux d'imposition faible au début et de faibles rentrées provenant de taux d'imposition élevés vers la fin de leur règne (Rosenthal 1967 II, 89). Au 12ème siècle, les Seldjukids tentèrent de compenser la perte de revenus au titre de la taxe foncière par une augmentation d'autres impôts et par l'introduction de nouvelles taxes. Suivit une longue série dérisoire d'abrogations et de réintroductions d'impôts. Une fois au moins, la demande d'abolition est venue des guides religieux. Au fur et à mesure que l'Irak croulait sous les impôts - et sous les tentatives gouvernementales de monopoliser d'importantes industries, comme la soie (216) - le pays a perdu sa capacité d'innovation technologique. Ainsi, comme une version du 12ème siècle d'Atlas Shrugged, les chroniques d'Ibn al-Djauzi parlent de "moulins qui tournaient et moulaient des grains sur la terre, sans que personne ne sache comment ils fonctionnaient" (243). L'infrastructure s'effondrait petit à petit pendant le 12ème siècle et les ingénieurs échouaient dans leurs projets. "Un chroniqueur arabe contemporain dit explicitement que les services publics étaient incapables de réparer les failles" dans les barrages en Irak (245). Cette période de stagnation coïncide avec le début d'épanouissement technologique en Europe. Les entreprises industrielles musulmanes ne pouvaient plus "se permettre des expériences visant des innovations technologiques" une fois que les princes seldjukides et ayyubides "ont limité l'entreprise libre, imposé des monopoles et des impôts élevés sur les ateliers. Ces mesures ont conduit à un déclin progressif de l'industrie privée" (247). Les Mongoles (les Ilkhanides) ont imposé de nombreuses taxes arbitraires. Ghazan (1295-1304) tenta d'introduire quelques réformes telles qu'une taxe foncière fixe, l'abolition de "l'hébergement de soldats et de fonctionnaires dans des maisons privées et interdit l'usage de la violence dans la collecte d'impôts" (250) et rendit aussi héréditaires les fiefs féodaux. Tout effet positif de ces réformes fut cependant effacé par l'expansion du système féodal dans d'autres domaines. Furent traités comme esclaves non seulement les prisonniers de guerre, mais aussi les clients et les suivants. "D'après la loi de Ghazan, un paysan qui s'était enfui d'un domaine féodal même trente ans plus tôt était capturé et renvoyé" (258). Dans ces circonstances, la politique de Ghazan qui consistait à attribuer desdomaines de l'Etat à ceux qui voulaient les cultiver, assortis d'incitations fiscales, exemple suivi par ses successeurs, n'a rencontré que "des succès partiels" , et après son règne "commença une évolution de baisse de la production agricole" (260). Les Mongoles ont étendu les terres de l'Etat, y compris par la confiscation des dotations appartenant aux institutions religieuses (la propriété waqf). Plus tard, dès les années 1280, le gouvernement entreprit des ventes de terres. Les domaines privés croissants commençaient à prendre la direction de l'agriculture irakienne (261). Ils ont réagi à la chute de la demande de blé due au dépeuplement par un rotation de culture, notamment au profit du coton et des arbres fruitiers. La mort d'Abou Saïd (1316-1335) fut suivie d'une guerre civile et une mauvaise gestion continuelle dominait les dynasties suivantes. La dynastie des Djalairides fut renversée en 1410 par Kara Yusuf, cheftaine d'une fédération de tribus turcomènes, les Kara Koyunlu. Leur dynastie, d'après les récits de l'époque, amena les conditions les plus misérables dans toute l'histoire de l'Irak (268). Uzun Hasan, prince des Ak Koyunlu, conquit Bagdad en 1469, puis la majeure partie de la Perse. Il codifia les pratiques fiscales avec l'objectif d'éliminer leur nature arbitraire, et réduisit également la taxe foncière (272). La pression fiscale demeurait cependant oppressante. Les paysans de la province de Diyar Bakr étaient soumis à un impôt de 20% sur la récolte, des corvées et "de nombreuses autres taxes" par ailleurs (273). Les Turkmènes ont perfectionné le régime foncier féodal en Irak. Les seigneurs recevaient une allocation perpétuelle et héréditaire, et bénéficièrent d'une "immunité administrative et judiciaire" (273). Uzun et ses successeurs ont accordé des fiefs au clergé afin de s'assurer de son soutien. Lorsque les Ak Koyunlu réalisèrent qu'ils allaient droit à la désintégration, ils tentèrent de récupérer bon nombre des fiefs et la terre waqf, mais se heurtèrent à la fois à la résistance des seigneurs et des théologiens. Le commerce intérieur et extérieur en Irak subit des revers importants sous le règne des Djalairides et des Turkmènes et l'économie fut réduit au troc (274). Plutôt que d'abroger les mesures qui entravaient de nombreux domaines commerciaux, les Turkmènes ont augmenté les impôts frappant le commerce. Le tamgha par exemple, que le sage Nasir ad-Din at-Tusi recommanda de fixer à 1/240ème, fut de 5% à Tabriz au début du 14ème siècle. Les conseillers d'Uzun Hasan l'ont dissuadé de l'abolir. Evidemment, les gouverneurs et les seigneurs féodaux étaient tous exonérés d'impôts (275).
La route commerciale s'est éloignée du Golfe persique vers la Méditerranée (277). En dehors des facteurs énoncés plus haut, les changements politiques à la fin du 15ème siècle (conditions détériorantes en Perse, les victoires gênoises affectant les vénétiens, les conquêtes mamelouks et mongoles favorisant la résurrection du commerce de la Mer rouge) ont obligé les Vénitiens à reprendre le chemin d'Alexandrie et de Beyrouth (326).
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