La propriété dans la monocraties islamique

Une analyse utile de la pensée islamique suppose de reconnaître que le régime juridique islamique - la Charia - est une monocraties. C'est dire que, politiquement, l'Islam correspond à un Etat de droit. Ce n'est ni une théocratie (législation cléricale), ni une démocratie (au sens d'un processus de décision majoritaire). Le principe fondamental de l'Islam est que tout être humain est directement responsable devant le Tout-Puissant. Puisque les musulmans pensent que la loi divine est objective (analogue au concept occidental de droit naturel), l'homme doit obéissance à la Charia immobile, et non aux autres hommes, ni aux assemblées. On ne saurait insister trop sur la nature nomocratique de l'Islam. Si jamais il y eut un homme susceptible de demander obéissance aux musulmans, ce serait le prophète Mahomet. Or même le Coran n'exige que l'on se soumette à lui que dans les cas "justes" (cf. le Coran 60:12 ; toute citation provient de Ali, 1988). En effet, le Coran le met en garde : "tu n'es pas non plus appelé à les commander dans leurs affaires" (39:41). Aucun être humain après le prophète ne pourrait demander plus d'allégiance que celle due au prophète lui-même.

L'allocution inaugurale du premier calife, Abou Bakr, reflète une attitude qui se distingue radicalement de celle des leaders politiques qui l'ont précédé : "Sans doute ai-je été élu votre Emir, bien que je ne sois pas votre supérieur. Si j'ai raison, aidez-moi ; si je m'égare, corrigez-moi ; l'honnêteté, c'est la fidélité ; le mensonge, c'est la trahison ...

Obéissez-moi tant que j'obéis à Allah et à son prophète ; si je désobéis à Allah et à son prophète, ne m'obéissez plus." (Siddiqui 1970, 46-47).
Le Coran reconnaît en l'homme un être à la fois rationnel, doté de libre arbitre, ambitieux et moral. Puisque le Coran est d'abord un guide moral, il conseille à l'homme de suivre la voie de la modération, pour son propre bien. C'est dire que l'homme devrait agir afin de subvenir à ses besoins matériels, sans pour autant sacrifier ses sensibilités morales. Le Coran maintient qu'il existe une harmonie entre les intérêts spirituels et matériels de l'homme et se présente comme un guide pour lui permettre de réussir "dans cette vie et dans l'au-delà".

La perspective économique du Coran a été résumé par de nombreux auteurs (cf. Mannan 1970 et Ahmad 1986). D'un point de vue économique, l'élément clé du Coran est l'accent qu'il met sur la modération (voir par exemple les versets 7:31-32, 18:46 et 17:29). La consommation est autorisée ("Mangez de ce qu'offre la terre de bon et de juste ..." 2:168) alors qu'il condamne la mesquinerie (35:29), le gaspillage (6:141) et l'extravagance (17:27). Le désir de gagner sa vie (4:5), de vivre confortablement (42:36), même d'avoir des ornements ou des décorations (18:46) ou de se protéger d'un avenir incertain (4:9) n'est jamais considéré comme un mal. Le Coran dit plutôt que ses préceptes sont les moyens de réussir dans ce domaine sans le troquer pour un échec dans l'au-delà. Le Coran "non seulement autorise les musulmans à cultiver la terre et à gagner leur pain après les prières du vendredi" (62:10) mais conseille aussi au prophète d'abréger les prières du matin pour que l'activité économique n'en pâtisse pas (73:20). Il permet aussi à ses fidèles de continuer leurs activités pendant la journée du pèlerinage (hadj ; 2:198). En dehors de ces incitations à travailler, il exhorte (encourage) à plusieurs reprises l'homme à satisfaire ses désirs et à démontrer sa prospérité (4:37, 82:20), sans tomber dans l'extravagance ostentatoire
(uz-Zaman 1981, 17). La seule limite est posée par l'interdiction de la dépense excessive (israaf), même en matière de charité (17:29).

Le Coran discute d'un grand nombre de questions économiques spécifiques. La propriété privée bénéficie d'une protection (2:188). Il exige que l'individu respecte ses engagements (2:177 ; 5:1) et fournit des détails pour le droit contractuel (cf. 2:282-283). La fraude y est prohibée (26:181) et il appelle à la mise en place de normes claires pour les poids et les mesures (55:9).
En dehors du Coran, la jurisprudence islamique connaît trois sources supplémentaires de droit :
1) Les pratiques et les dires du Prophète (la Sunna), décrits en détail par ses compagnons dans le hadith ;
2) Le consensus (ijmah) des sages juridiques ou de la communauté
3) La recherche indépendante du savoir (ijtihad) des sages juridiques. Ce dernier terme a la même racine que la jihad, mot arabe qui signifie "lutte sainte" (souvent traduit à tort par "guerre sainte").
L'ijtihad permettait une grande flexibilité juridique dans le sens où la jurisprudence islamique (fiqh) pouvait gérer l'application de la charia à de nouvelles conditions par l'interprétation, plutôt que l'amendement, des principes juridiques fondamentaux entérinés par le Coran.
En ce qui concerne la propriété, le Coran défend clairement le principe et le caractère sacré de la propriété privée en général, le modifiant uniquement dans certains détails. Je me réfère à des modifications telles que le droit intégral de la femme à la propriété et l'abolition du droit d'aînesse (accordant à d'autres membres de la famille que le fils aîné, y compris aux femmes, une part dans l'héritage), obligeant les musulmans à donner aux pauvres et aux nécessiteux une part de leur richesse, etc. Aucun musulman respectueux des règles explicites du Coran ne pouvait être privé de sa propriété sans son consentement. Le Prophète le dit clairement dans son pèlerinage d'adieu : "Rien ne sera légitime pour un musulman de ce qui appartient à un autre musulman, à moins d'avoir été cédé librement et de plein gré" (Haykal 1976, 486-487).

Tout ceci était incontesté chez les premiers musulmans. La pratique du Prophète et de son premier successeur Abou Bakr suivit ces impératifs. La question qui s'est posée dans la première communauté musulmane - et qui continue d'être débattue aujourd'hui - est de savoir si la terre doit faire l'objet d'une appropriation privative. La propriété créée ou gagnée par l'individu est une chose, mais la terre n'est qu'appropriée et non créée par les hommes.

A l'époque du Prophète, l'on connaissait trois types de régime foncier la propriété individuelle, la propriété communale et la propriété d'Etat. Le Coran ne défendait, ni ne rejetait aucun de ces trois régimes. Là où le Coran n'offrait pas de conseil, les premiers musulmans ont cherché dans la pratique du Prophète. Or ce dernier se servait de ces régimes, leur donnant ainsi une légitimité, tout en accordant une préférence à la décentralisation. A Médine, non seulement il confirma la propriété privée existante, mais il accorda aussi des lopins de terre pour des maisons et des fermes à ceux capables d'en tirer profit. L'Etat n'occupait que les terres nécessaires pour ses fins et toute propriété privée expropriée à des fins collectives fut indemnisée. La propriété communale était également défendue. Un exemple : l'interdiction de brûler des buissons dans une limite de 20 kilomètres ou de chasser à moins de 6 kilomètres de Médine visait clairement à protéger les pâtures communales. (uz-Zaman 1981, 86-87, a cependant noté que le domaine protégé peut avoir compris des terrains privés aussi.) Le Prophète ne reconnut une telle propriété "collective" que dans trois cas : l'eau, le pâturage et le feu (Ahmad 1986, 489).
Cette préférence pour la propriété privée était aussi pratiquée par Abou Bakr. Lorsque Omar accéda au califat, cependant, la communauté musulmane se retrouva pour la première fois propriétaire d'une quantité énorme de terres. Omar n'aimait pas l'idée d'enlever aux populations vaincues de tels espaces au profit d'une poignée de soldats musulmans. Bien que fidèle à la pratique du Prophète, un tel acte aurait violé l'esprit de la décentralisation : la garantie accordée par le Prophète à la propriété privée visait à une large distribution de titres fonciers et non à une quelconque concentration féodaliste. Lorsque les soldats victorieux exigèrent qu'Omar répartisse les terres conquises entre eux, celui-ci convoqua son cabinet et mit au point la solution suivante. Notant que les propriétaires précédents s'étaient acquittés d'une taxe foncière à leurs seigneurs perses, il décréta la résolution que voici :
1 - les terres couvertes par des traités de paix demeuraient la propriété des anciens propriétaires, soumises à aucune taxe sauf celles précisées dans les traités ;
2 - les terres privées conquises par la force devraient être rendues aux propriétaires, ainsi que
leurs droits afférents, à condition qu'ils acceptent de verser une taxe foncière - kharadj -
considérablement réduite (le plus souvent de deux tiers), à l'Etat musulman
3 - les terres inoccupées, les espaces vides et ce qui avait été les terres de la couronne sous les
Sassaniens (aussi bien que les terres abandonnées par l'aristocratie) devinrent propriété de l'Etat ; une partie de ces terres tomba sous le régime fay, l'équivalent musulman du régime domanial (prohibant la vente), alors qu'une autre partie fut ouverte au droit du premier occupant sur la base de l'usufruit, c'est-à-dire moyennant paiement du kharadj, à condition que la terre fût utilisée dans l'espace de trois ans.
Certains chercheurs (cf. uz-Zaman 1981, 88) croient que Omar interdit de vendre toute terre soumise au kharadj, en faisant en réalité une propriété d'Etat louée aux métayers. Une telle interdiction - apparamment déviant de la Sunna - aurait pu se justifier parce que Omar tentait d'empêcher les conquérants aisés de racheter les droits de propriété à la population indigène, instaurant ainsi une population féodale. Toutefois, il n'est pas établi que Omar ait décidé une telle interdiction. Morony (1981, 40) soutient que l'attribution de tels actes à Omar datent en réalité de l'époque ommeyyade pour justifier les tentatives des califes d'étendre les terres d'Etat au-delà de ce que permet la Sunna. Lambton (1953, 53) pense que la prohibition aux musulmans des terreskharadj fut instituéyae d'abord sous Omar II après l'année 100 selon Hijrah (718-719). L'idée que les Ommeyyades aient dévié de la Sunna est un cliché de la polémique musulmane, et le titre de "calife fidèle" attribué aux quatre califes qui les ont précédés souligne cet avis. Morony (1981, 140) prétend aussi que la politiqued'Omar II ne devait pas s'appliquer en dehors de la Sawad (partie de l'Irak actuel). De plus, des juristes islamiques ultérieurs indiquent que "alors que la propriété dans la Sawad ne pouvait être vendue, la jouissance d'une telle propriété pouvait l'être" (140).

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